Depuis plusieurs années, je travaille à l’intersection de la technologie, de la gouvernance publique et des services essentiels. Qu’il s’agisse d’information, d’agriculture, d’innovation civique ou de santé, une même évidence se répète : sans une infrastructure numérique solide, cohérente et maîtrisée, aucun secteur ne peut tenir face aux crises contemporaines.
La santé publique, plus encore que les autres, repose désormais sur la capacité à collecter, protéger, analyser et partager l’information. Le numérique n’est plus un outil. C’est devenu une architecture vitale.
Le continent africain ne manque ni de talents ni d’initiatives. Il manque d’une ossature commune.
Une ossature pensée pour supporter la surveillance, les laboratoires, les chaînes d’approvisionnement, la prévention, la coordination entre États membres et la prise de décision en période de crise.
Pas un empilement de plateformes.
Pas une addition de projets isolés.
Une architecture.
Depuis des années, j’observe la difficulté de concilier ambitions politiques, contraintes institutionnelles et exigences techniques. On peut imaginer les plateformes les plus avancées, mais si les réseaux ne sont pas fiables, si les identités numériques ne sont pas harmonisées, si les politiques de protection des données divergent, ou si les équipes ne disposent pas de compétences homogènes, les systèmes finissent par se fissurer.
Un cadre continental doit pouvoir absorber cette diversité sans s’effondrer.
La cybersécurité est l’un des points les plus critiques. Le passage d’environnements relativement fermés vers des systèmes interconnectés crée autant de puissance que de vulnérabilités. Les registres, les résultats de laboratoire, les circuits logistiques, les données épidémiologiques et les documents stratégiques circulent plus vite ; la protection doit suivre avec la même intensité. Si la sécurité est ajoutée à la fin, elle échoue. Elle doit être intégrée dès la conception.
Dans ce paysage en mutation, l’intelligence artificielle ouvre un champ immense, pour le meilleur comme pour le pire.
Elle peut amplifier la surveillance épidémiologique, améliorer la qualité des diagnostics, optimiser les chaînes d’approvisionnement, anticiper les ruptures et renforcer les capacités d’analyse au niveau national comme continental.
Mais elle peut aussi exposer les systèmes à des erreurs d’interprétation, à des dépendances technologiques dangereuses, à des biais difficiles à détecter et, dans certains cas, à des décisions automatisées mal contrôlées.
L’IA dans la santé africaine exige une gouvernance rigoureuse, des politiques éthiques claires, et une maîtrise des données qui doit rester entre les mains des institutions africaines.
Les technologies émergentes, IA, identités numériques, cloud hybride, connectivité satellitaire, capteurs intelligents, peuvent transformer les systèmes de santé, mais seulement si elles s’inscrivent dans une vision cohérente. On ne peut pas introduire ces innovations en dehors d’un cadre d’architecture, d’interopérabilité et de sécurité. Elles doivent s’ajuster aux stratégies continentales, en particulier celles de l’Union africaine qui, depuis plusieurs années, trace des lignes directrices claires : souveraineté numérique, harmonisation des données, renforcement des capacités nationales et alignement entre les États membres.
Ces orientations ne sont pas abstraites. Elles sont essentielles pour que les plateformes nationales puissent dialoguer avec les centres régionaux, pour que les données puissent circuler sans compromettre la sécurité, et pour que les innovations locales puissent s’intégrer dans un ensemble sans perdre leur agilité.
L’interopérabilité reste au cœur de cette ambition. L’Afrique n’avance pas sur une page blanche. De nombreux pays ont déjà construit leurs propres systèmes, avec des approches techniques très différentes. Le rôle d’une architecture continentale n’est pas de remplacer ces systèmes. Elle doit les relier.
L’interopérabilité est une forme de diplomatie numérique : elle permet à chaque pays de conserver ses choix tout en participant à une vision commune. Sans cela, aucune plateforme régionale ne pourra fonctionner durablement.
Mais la technologie, aussi essentielle soit-elle, ne suffit pas. Les systèmes numériques vivent à travers les équipes qui les opèrent. J’ai appris au fil des années que le plus grand défi réside souvent dans la capacité à aligner des profils très différents : ingénieurs, gestionnaires, décideurs politiques, bailleurs, responsables de santé publique.
Pour qu’une architecture continentale fonctionne, il faut créer un langage commun.
Il faut accompagner.
Il faut former.
Il faut traduire des choix techniques complexes en décisions politiques intelligibles.
L’Afrique a largement démontré qu’elle dispose du talent nécessaire. Ce qui manque encore, c’est l’organisation collective.
Un système de santé numérique continental exige une gouvernance claire, une maîtrise réelle des infrastructures critiques, la capacité d’anticiper les crises, et une vision stratégique qui relie la technologie, la sécurité, la souveraineté et la santé publique.
Il exige aussi une direction technologique capable de tenir ensemble les niveaux politiques et opérationnels, de comprendre les besoins du terrain autant que les enjeux institutionnels, et de naviguer dans un environnement où les États membres avancent à des vitesses différentes.
Nos défis sont complexes, mais nos opportunités sont plus grandes encore. Le continent a tout à gagner à se doter d’une architecture numérique de santé solide, capable de protéger les populations, de renforcer la confiance, de faciliter les échanges entre les systèmes nationaux, et d’absorber l’arrivée des technologies émergentes sans reproduire les dépendances du passé.
Le moment est venu de construire cette infrastructure avec lucidité, cohérence et ambition.
De penser loin. De penser large. Et surtout, de penser ensemble.
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