Interopérabilité, confiance et innovation : les trois piliers de la santé numérique africaine

Quand je regarde ce que la crise du Covid-19 a révélé sur nos systèmes de santé, j’ai parfois l’impression de revivre certaines discussions que nous avions déjà plus de dix ans plus tôt, à l’époque où j’étais directeur technique de l’Agence Nationale de Télésanté et d’Informatique Médicale. À cette période, nous avions déjà une conviction très claire : sans interopérabilité, aucune réforme numérique de la santé ne peut tenir.
Je me rappelle que chaque hôpital utilisait sa propre application de gestion hospitalière, souvent développée de manière isolée, sans cadre technique commun, sans passerelle possible vers les autres structures. Chacun avançait dans sa direction, avec ses priorités, ses contraintes, ses prestataires, mais au final, rien ne communiquait avec rien. On voyait déjà les limites de ce modèle. On voyait surtout ce qu’il empêchait : une vision cohérente de la santé publique, un pilotage basé sur l’information, une prise de décision éclairée.

Pendant des années, nous avons essayé de convaincre. Convaincre qu’un système de santé n’est pas une mosaïque de logiciels indépendants. Convaincre qu’on ne peut pas gérer des patients avec des outils qui ne dialoguent pas. Convaincre aussi que la confiance est un élément central. Sans confiance, aucun hôpital n’accepte d’ouvrir son système à un autre.
Ce n’était pas une opposition frontale. C’était simplement une résistance naturelle au changement, renforcée par des difficultés techniques et une certaine méfiance institutionnelle. L’innovation n’avance pas seulement avec la technologie. Elle avance aussi avec la capacité à convaincre des personnes qui ne voient pas immédiatement la nécessité de changer ce qui fonctionne à peu près.

Lorsque le Covid-19 est arrivé, tout ce que nous avions anticipé plus d’une décennie plus tôt est devenu visible au grand jour. Les limites sont apparues de manière brutale. L’interopérabilité n’était plus un sujet réservé aux techniciens. Elle devenait une question de sécurité sanitaire. Même les plus sceptiques de l’époque se sont rendu compte qu’un système qui ne circule pas, qui ne partage pas l’information, qui ne synchronise pas les données en temps réel, est un système vulnérable.

C’est dans ce contexte que nous avons développé ASSA. L’objectif était simple : donner à la population un outil accessible, multilingue, adapté au terrain. Mais très vite, une question s’est posée : comment ASSA pouvait-il dialoguer avec DHIS2, la plateforme utilisée par le ministère de la Santé depuis plusieurs années ?
Sur le papier, l’interfaçage était possible. Nous avions même fourni un API complet pour permettre à DHIS2 d’exploiter les données d’ASSA. Mais dans les faits, l’équipe technique qui gérait DHIS2 n’avait pas l’expertise nécessaire pour adapter le système à cette nouvelle intégration. DHIS2, bien que très utilisé, n’était pas conçu pour réagir aussi vite à une crise mouvante, ni pour absorber rapidement une interface conçue dans l’urgence.
Ce n’était la faute de personne. C’était simplement la rencontre entre une solution locale agile et un système international plus lourd et qui avançait selon un calendrier global.

Cette situation m’a rappelé mes années à l’ANTIM. La technique n’est jamais le seul obstacle. Souvent, c’est l’organisation, la formation, la confiance, et la capacité à prendre des décisions rapides qui déterminent si une innovation peut se greffer ou non.

Et ce n’est pas tout. Au moment où nous devions publier ASSA sur Google Play Store et App Store, nous avons été confrontés à un blocage inattendu. Même avec toutes les autorisations officielles, l’application ne passait pas. Personne ne nous donnait d’explication claire. On était face à deux plateformes mondiales, indispensables pour atteindre les utilisateurs, mais qui ne comprenaient pas l’urgence d’un pays comme le Mali en pleine pandémie.
Nous avons dû contourner l’obstacle en publiant l’application sur des stores alternatifs et sur nos propres plateformes. C’était frustrant, mais révélateur. Une solution locale, même reconnue par les autorités, reste dépendante de décisions prises à des milliers de kilomètres, selon des logiques qui ne sont pas les nôtres.

Toute cette expérience, de 2010 à 2021, trace une même ligne. L’interopérabilité n’est pas un concept abstrait. C’est ce qui empêche un système de s’effondrer. La confiance n’est pas un mot creux. C’est ce qui permet à des institutions, des équipes techniques et des citoyens d’avancer vers une innovation responsable. Et l’innovation locale n’est pas une alternative. C’est souvent la solution la plus rapide, la plus adaptée, la plus réaliste.

En fin de compte, la crise n’a pas changé mes convictions. Elle les a confirmées. Elle a montré que les systèmes de santé africains ont besoin de cohérence, de fluidité, de technologies maîtrisées localement, et surtout d’une vision partagée. Rien de tout cela n’est simple. Mais rien n’est impossible si l’on accepte que la santé numérique ne se résume pas à des logiciels. C’est une question de confiance, de gouvernance et de courage collectif.


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